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L’allomancie était, en effet, née avec les brumes. Ou du moins, apparue en même temps que la première apparition des brumes. Quand Rashek s’empara du pouvoir au Puits de l’Ascension, il prit conscience de certaines choses. Certaines lui furent murmurées par Ravage, d’autres lui furent accordées à travers une forme d’instinct lié à ce pouvoir.
L’une d’entre elles était la compréhension des Trois Arts Métalliques. Il comprit, par exemple, que les pépites trouvées dans la Chambre de l’Ascension transformeraient ceux qui les ingéreraient en Fils-des-brumes. Elles étaient, après tout, des fractions du pouvoir même contenu dans le Puits.
TenSoon s’était déjà rendu à l’Antre de la Charge ; il appartenait à la Troisième Génération. Il était né sept siècles plus tôt, alors que les kandra étaient encore jeunes – même si, à ce stade, la Première Génération avait déjà confié à la Deuxième le soin d’élever les nouveaux kandra.
Les Deuxièmes ne s’étaient pas très bien débrouillés avec la génération de TenSoon – c’était du moins leur sentiment. Ils avaient voulu former une société d’individus qui se conformaient à des règles strictes de hiérarchie et de respect. Un peuple « parfait » qui vivait pour servir ses Contrats – ainsi, bien sûr, que les membres de la Deuxième Génération.
Jusqu’à son retour, TenSoon était généralement considéré comme l’un des moins difficiles des Troisièmes. Il était alors connu comme un kandra qui se souciait peu de la politique de la Patrie ; qui servait ses Contrats et se satisfaisait de se tenir le plus loin possible des Deuxièmes et de leurs machinations. Il était donc d’une grande ironie que TenSoon se retrouve jugé pour le crime le plus odieux chez les kandra.
Ses gardes le conduisirent en plein cœur de l’Antre de la Charge – sur l’estrade elle-même. TenSoon ne savait pas trop s’il devait se sentir honoré ou humilié. Même en tant que membre de la Troisième Génération, on ne l’avait pas souvent autorisé à approcher si près de la Charge.
La pièce était large et circulaire, avec des murs de métal. L’estrade était un disque d’acier massif incrusté dans le sol de pierre. Elle n’était pas très haute – dans les trente centimètres – mais mesurait trois mètres de diamètre. Sa surface lisse était froide sous les pattes de TenSoon, ce qui lui rappela une fois de plus sa nudité. On ne lui avait pas lié les mains ; même pour lui, ç’aurait été une trop grande insulte. Les kandra obéissaient au Contrat, même ceux de la Troisième Génération. Il n’allait ni s’enfuir, ni abattre l’un des siens. Il valait mieux que ça.
La pièce était éclairée par des lampes véritables, plutôt que par des lampes fongiques, même si chacune était entourée de verre bleu. L’huile était difficile à se procurer – la Deuxième Génération, pour d’évidentes raisons, ne voulait pas dépendre des réserves du monde des hommes. Les gens de la surface, même la plupart des serviteurs du Père, ignoraient l’existence d’un gouvernement kandra centralisé. Ça valait beaucoup mieux ainsi.
Sous cette lumière bleue, TenSoon distinguait aisément les membres de la Deuxième Génération – ils étaient une vingtaine derrière leurs lutrins, répartis sur plusieurs gradins de l’autre côté de la pièce. Assez proches pour qu’il puisse les voir, les étudier et leur parler – et cependant assez loin pour que TenSoon se sente isolé et remarque le petit trou dans le sol près de ses orteils. Il avait été percé dans le disque d’acier de l’estrade.
La Charge, se dit-il. Elle se situait juste en dessous de lui.
— TenSoon de la Troisième Génération, l’interpella une voix.
Il leva les yeux. KanPaar, bien entendu. C’était un kandra de haute taille – ou plutôt, il préférait utiliser un Corps Véritable très grand. Comme tous les Deuxièmes, il avait les os faits du cristal le plus pur – les siens étaient d’un rouge profond. C’était un corps peu commode, par bien des aspects. Ces os ne résisteraient guère à de lourds châtiments. Cependant, aux yeux des administrateurs de la Patrie, la faiblesse des os était apparemment un compromis acceptable de par leur beauté scintillante.
— Je suis là, répondit TenSoon.
— Vous insistez pour imposer ce procès ? demanda KanPaar en maintenant une voix hautaine et en renforçant son accent épais.
Comme il restait éloigné des humains depuis très longtemps, son langage n’avait pas été corrompu par leurs dialectes. L’accent des Deuxièmes était semblable à celui du Père, du moins l’affirmait-on.
— Oui, répondit TenSoon.
Derrière son lutrin de pierre, KanPaar poussa un soupir appuyé. Enfin, il inclina la tête pour regarder les hauteurs de la pièce. Ceux de la Première Génération observaient la scène d’en haut. Ils étaient assis dans leurs alcôves individuelles tout autour de la salle, masqués par l’ombre au point de n’être guère plus que des masses humanoïdes. Ils ne parlaient pas. La parole était réservée aux Deuxièmes.
Les portes s’ouvrirent derrière TenSoon et des voix étouffées retentirent, ainsi que des bruits de pas. Il se retourna, souriant pour lui-même tandis qu’il les regardait entrer. Des kandra de taille et d’âge différents. Les plus jeunes ne seraient pas autorisés à assister à un événement d’une telle importance, mais l’on ne pouvait l’interdire à ceux des générations adultes – c’est-à-dire tous jusqu’à la Neuvième incluse. TenSoon y vit une victoire, peut-être la seule qu’il obtiendrait de tout le procès.
S’il devait être condamné à une captivité sans fin, il voulait que son peuple connaisse la vérité. Plus important, il voulait qu’il écoute son procès et ce qu’il avait à dire. Il ne convaincrait pas la Deuxième Génération, et qui savait ce que les Premiers penseraient en silence, assis dans leurs alcôves obscures ? Les kandra les plus jeunes, en revanche… peut-être l’écouteraient-ils. Peut-être feraient-ils quelque chose, une fois TenSoon parti. Il les regarda entrer à la file et remplir les bancs de pierre. Il y avait à présent des centaines de kandra. Les anciennes générations – les Premiers, Deuxièmes et Troisièmes – étaient en nombre restreint, car beaucoup avaient été tués lors des temps reculés où les humains les craignaient. Cependant, les générations suivantes étaient plus nombreuses – la Dixième Génération comprenait plus d’une centaine d’individus. Les bancs de l’Antre de la Charge avaient été conçus pour accueillir l’intégralité de la population kandra, mais ils n’étaient actuellement occupés que par ceux que ne retenaient ni tâches ni Contrats.
Il avait espéré que MeLaan ne ferait pas partie de ce groupe-là. Mais elle fut pratiquement la première à franchir les portes. L’espace d’un instant, il craignit qu’elle ne traverse la pièce en courant – et ne monte sur l’estrade, où seuls étaient admis les plus bénis ou les plus maudits. Au lieu de quoi elle s’immobilisa sur le pas de la porte, obligeant les autres à la contourner, contrariés, pour rejoindre leurs sièges.
Il n’aurait pas dû la reconnaître. Elle possédait un nouveau Corps Véritable – excentrique, celui-là, avec des os de bois. Ils étaient d’une minceur et d’une sveltesse exagérées, peu naturelles : son crâne de bois avait un menton pointu et triangulaire, ses yeux étaient trop grands, et des morceaux de tissu entortillés saillaient de sa tête comme des cheveux. Les jeunes générations repoussaient les limites de la propriété, ce qui agaçait les Deuxièmes. À une époque, TenSoon leur aurait certainement donné raison – aujourd’hui encore, il demeurait plutôt traditionaliste. Et pourtant, ce jour-là, ce corps rebelle le fit simplement sourire.
Elle parut y trouver réconfort et choisit un siège, vers l’avant, auprès d’un groupe d’autres membres de la Septième Génération. Tous possédaient des Corps Véritables difformes – l’un d’entre eux n’était guère qu’un bloc de chair, un autre arborait quatre bras.
— TenSoon de la Troisième Génération, déclara KanPaar sur un ton cérémonieux qui fit taire l’assemblée kandra. Vous avez obstinément réclamé d’être jugé devant la Première Génération. Selon les termes du Premier Contrat, nous ne pouvons vous condamner sans vous accorder d’abord l’occasion de vous défendre devant les Premiers. S’ils jugent bon de suspendre votre châtiment, vous serez libre. Dans le cas contraire, vous devrez accepter le sort que vous imposera le Conseil des Deuxièmes.
— Je comprends, répondit TenSoon.
— Dans ce cas, dit KanPaar en se penchant sur son lutrin, commençons.
Il n’est absolument pas inquiet, comprit TenSoon. À l’entendre, on dirait qu’il va prendre plaisir à tout ça.
Et pourquoi pas ? Après des siècles passés à prêcher que la Troisième Génération se compose de scélérats ? Depuis tout ce temps, ils essaient de réparer les erreurs qu’ils ont commises avec nous – nous accorder une trop grande liberté, nous laisser croire que nous valions autant qu’eux. En prouvant que je représente un danger – moi, le plus « modéré » des Troisièmes –, KanPaar va remporter le combat qu’il livre depuis la majeure partie de sa vie.
TenSoon avait toujours trouvé étrange que les Deuxièmes se sentent à ce point menacés par les Troisièmes. Il ne leur avait fallu qu’une génération pour comprendre leurs erreurs – les Quatrièmes étaient presque aussi loyaux que les Cinquièmes, avec seulement une poignée de déviants.
Et pourtant, vu la façon dont se comportaient certains membres des jeunes générations – MeLaan et ses amis en fournissaient un exemple… Eh bien, peut-être les Deuxièmes avaient-ils des raisons de se sentir menacés. TenSoon serait leur victime sacrificielle. Leur façon de restaurer l’ordre et l’orthodoxie.
Ils se préparaient à une surprise.